Grâce au traducteur surviendra un miracle …

J’ai le plaisir de vous proposer ici une traduction par Georges Latchimy d’un article écrit par le célèbre écrivain espagnol Antonio Muñoz Molina, “Los traductores“, publié le 29 septembre 2012 dans le journal El País.

Les traducteurs

L’essentiel tend à être ou à devenir invisible. Parce qu’ils sont essentiels et parce que leur travail est omniprésent, les traducteurs tendent à s’évanouir dans leur invisibilité, mais aussi parce que mieux ils font leur travail, moins il en reste de traces, au point de faire croire qu’ils ne sont pas intervenus. Nous remarquons qu’une traduction « nous fait grincer des dents », de la même façon que nous remarquons le grincement dans les changements de vitesse qu’effectue un conducteur affolé ou inexpérimenté. Il saute un mot étrange, une tournure qui visiblement appartient à une autre langue et c’est seulement à ce moment-là que nous reconsidérons vraiment le fait de lire une traduction. Que nous songions presque exclusivement au traducteur quand nous sentons qu’il s’est trompé est une preuve simultanée de la valeur de ce travail et de la maigre reconnaissance qu’il reçoit d’ordinaire, davantage encore en des temps où les textes circulent sur Internet sans la moindre constance dans leur origine et où certaines personnes s’imaginent qu’il n’y a guère de différence entre un traducteur automatique et un correcteur automatique d’orthographe.

Mais il en a peut-être toujours été ainsi. Je me suis rendu compte que la plupart des livres que je lisais étaient le fruit d’une traduction aussi tard que les films avaient un réalisateur. Je remercie chaque jour l’effet qu’ont eu sur mon imagination et ma vocation les romans de Julio Verne – je n’arrive pas à écrire Jules – mais je n’ai jamais pensé aux personnes presque toujours anonymes qui les traduisaient, sûrement à un très modeste profit, pour les maisons d’édition Bruguera, Sopena ou Molino. La première fois que j’ai su le nom de l’un des traducteurs de Verne fut quand, durant les années de privation de lecture de l’université, je trouvai les nouvelles traductions de certains de ses meilleurs romans qu’Alianza avait commandées à Miguel Salabert, qui a aussi retraduit il y a quelques années L’éducation sentimentale et Madame Bovary. Mais qui aurait aussi traduit pour moi sans que je ne le sache Le Comte de Monte-Cristo ou Le journal de Dany ou Papillon ou Sinouhé l’Egyptien, pour ne pas prendre de grands airs dans notre bilan de lecture, ou ces pages de La Peste qu’il me semblait opportun de remplir de phrases soulignées, peut-être avec l’espoir que quelqu’un (du beau sexe de préférence) prenne note admirative de mon acuité intellectuelle.

Vingt Milles Lieues Sous Les Mers de Jules Verne, illustration par Milo Winter (Photo: Blue Lantern Studio / Corbis)

Un ami éditeur et poète très apprécié et monstre de sagesse m’assurait récemment qu’il avait décidé de ne plus lire de traductions, parce qu’il s’est forgé la conviction qu’il est plus satisfaisant de se concentrer sur des littératures de langues qu’il connaît déjà. Comme dans son cas, elles comptent, que je sache, le castillan, le catalan, le français, l’allemand, l’italien, le latin et l’anglais, j’ai l’impression que mon ami n’est pas très représentatif. Nous autres, dans une plus ou moins large mesure, avons besoin de la médiation continue des traducteurs et c’est une marque de notre pénurie intellectuelle croissante que de constater à ce point, en ces temps de marchandages et de restrictions, la faible considération du métier, la maigre récompense qu’obtiennent les meilleurs et la hâte ou la négligence avec laquelle on laisse passer des traductions médiocres ou franchement inacceptables. Curieusement, la mauvaise traduction a aussi ses admirateurs, et son influence littéraire : on trouve toujours plus d’articles de presse voire de pages de romans qui sont écrits comme s’il s’agissait de traductions amatrices de l’anglais, voire d’atroces doublages de films. On voit que sur les chemins de l’ignorance et de la crédulité nous revenons aux temps de mon adolescence, où les stars de la pop autochtones ne connaissaient pas un mot d’anglais mais affectaient un accent américain en chantant en espagnol.

Celui qui dépend le plus du traducteur est, bien sûr, l’écrivain lui-même. Vous êtes dans une autre langue exactement ce que le traducteur fait de vous. Dans la plupart des cas, et à part mon ami polyglotte qui connaît sans doute davantage de langues que je ne le croie ou en a encore appris une depuis la dernière fois que je l’ai eu au téléphone (il a peut-être une plus grande capacité encore à parler au téléphone que d’apprendre des langues), on est pieds et poings liés : un jour vous recevez un livre qui doit être à vous puisqu’il y a votre nom sur la couverture et peut-être votre photo au revers, mais ce qui ressemble sûrement à ce que vous avez écrit naguère est totalement indéchiffrable, comme si c’avait été parfois écrit avec les caractères d’une ancienne langue morte. Une profession de foi est nécessaire : si l’on sait toutes les fois où l’on a pris du plaisir, où l’on a appris, où l’on a été ému à la lecture de traductions du russe ou du japonais, ou de l’hébreux, ou du grec, il est tout à fait possible que se produise maintenant l’effet inverse. Grâce au traducteur, surviendra un miracle : ce que vous avez écrit résonnera dans la conscience de quelqu’un dans une langue tout autre que la vôtre, dans des endroits du monde où vous n’irez jamais. Des personnes qui vous semblent aussi étrangères que les habitants de la Lune sont au final presque exactement comme vous. Je peux témoigner que tous les jours ou presque, par exemple, Elvira Lindo reçoit d’Iran des lettres de lecteurs adolescents et juvéniles qui sont devenus accros aux aventures de Manolito Gafotas en farsi. Le plus singulier, sans cesser de l’être, demeure intelligible presque partout. On perd toujours quelque chose même dans la meilleure traduction, mais l’on gagne aussi quelque chose, où l’on renforce quelque chose, peut-être le noyau d’universalité qu’il y a toujours dans la littérature.

Manolito Gafotas, jeune héros des romans d’Elvira Lindo

Pendant deux ou trois jours, à Amsterdam, j’ai cohabité avec un groupe de traducteurs de mes livres : en hollandais, en français, en allemand. Certains, d’avoir tant travaillé avec moi pendant des années, étaient déjà des amis : Philippe Bataillon, Willi Zurbrüggen ; j’ai connu les autres ces jours-là : Jacqueline Hulst, Ester van Buuren, Adri Boon, Erik Coenen, Frieda Kleinjan-van Braam, Tineke Hillegers-Zijlmans. Un même livre devient légèrement différent dans l’imagination de chaque lecteur: mais cette multiplication, cette métamorphose est encore plus accentuée chez tout traducteur. Le traducteur est le lecteur suprême, le lecteur si complet qu’il finit par écrire mot à mot le livre qu’il lit. C’est lui ou elle qui détecte les erreurs et les négligences que l’auteur n’a pas vues et que les éditeurs n’ont pas corrigées. Il se voit forcé de jauger le poids et le sens de chaque mot bien plus scrupuleusement que le romancier lui-même. Willi Zurbrüggen a utilisé un terme musical pour parler de son travail : ce qui ressemble le plus à une traduction, surtout dans des langues aussi différentes que l’espagnol et l’allemand, c’est la transcription d’un morceau de musique.

J’écoutais parler ces personnes, si différentes les unes des autres, si égales dans leur dévotion au travail qu’elles font, et j’éprouvais de la gratitude et un brin de remords : un mot que j’avais choisi au hasard ou d’instinct, une phrase à laquelle j’avais peut-être consacré quelques minutes, ont pu leur causer des heures ou des jours de tourment. Apprendre sur les limites de ce qui peut être traduit vous fait prendre davantage conscience qu’il y a aussi des limites à ce que les mots eux-mêmes peuvent dire.

Antonio Muñoz Molina

Cette traduction a initialement été publié ici sur Windows On El Mundo, le blog consacré au monde hispanique de Georges Latchimy, un « voyageur scrutateur et traducteur ». Pour Georges dans cet article Muñoz « se penche sur le dur labeur de traducteur. Il en fait un art délicat dont il précise les contours. Traduire pour le littérateur ibérique c’est avant tout un travail de disparition, c’est se fondre dans le texte original avant de le restituer avec la plus grande pureté. Pour ce faire, un talent de caméléon est nécessaire ainsi qu’une patience mâtinée de persévérance. » Vous pouvez lire un article de Georges sur cette “mise en abyme linguistique” ici.

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